MON VOISIN S’EST VANTÉ QUE JE NE POUVAIS MÊME PAS PAYER MON LOYER… MAIS IL A DÉCOUVERT TROP TARD…
Je m’appelle Émile Duret, et si vous me croisiez dans les rues étroites de Kermer, ce petit village niché au cœur de la Bretagne, vous ne vous attarderiez probablement pas sur moi. J’ai les cheveux poivre et sel, le dos un peu voûté par les années et les mains marquées par une vie de labeur. Ma maison est modeste, en pierre grise, avec des volets verts qui grincent lorsque le vent du large s’engouffre dans la vallée. J’y vis seul depuis la mort de ma chère Sophie, il y a plus de vingt ans, et la solitude ne m’a jamais pesé. Du moins, jusqu’à l’arrivée de mon nouveau voisin.
Il s’appelle Arnaud Bellan, un homme d’une quarantaine d’années à la mâchoire toujours serrée et au sourire hautain qui n’atteint jamais ses yeux. Il est arrivé de Paris avec sa femme, Clémence, une femme élégante qui promène ses robes de marque dans les rues pavées du village comme si elle était sur les Champs-Élysées. Ils ont acheté la grande maison en face de la mienne, une bâtisse rénovée avec piscine, véranda et jardin paysager. Une demeure qui détonne, comme un cri discordant dans la douce mélodie rustique de Kermer.
Dès leur installation, ils se sont comportés comme s’ils étaient les nouveaux seigneurs du village.
« Ah, Émile, c’est bien votre prénom, n’est-ce pas ? » m’avait lancé Arnaud lors de notre première rencontre, un verre de champagne à la main, pendant leur pendaison de crémaillère. « Vous devez être locataire ici depuis longtemps. C’est charmant, cette petite maison. Un peu vieillotte, certes, mais pleine de caractère. »
Je n’avais rien répondu, me contentant d’un hochement de tête. Je savais reconnaître le mépris lorsqu’il se cachait derrière de faux compliments. Les jours suivants, Arnaud ne manquait jamais une occasion de souligner notre différence de statut. Il aimait parler fort lorsqu’il croisait des voisins, comme pour que tout le monde l’entende.
« Imagine, Clémence, » disait-il un jour au marché, en désignant un étal de légumes bio, « le prix de ces carottes doit représenter une journée de budget pour certains ici ! » Ou encore : « Je me demande comment on peut vivre sans piscine en 2025, mais bon, chacun ses moyens. »
Je savais qu’il parlait de moi. Étrangement, cela ne m’atteignait pas. Pas encore. J’avais connu la gloire, la chute, la douleur. Rien de ce qu’Arnaud pouvait dire n’avait le pouvoir d’effacer ce que j’avais traversé.
Un samedi matin de mai, alors que j’arrosais mes hortensias, Arnaud s’est approché de la haie qui séparait nos propriétés. Il portait un polo bleu marine sans un pli et des lunettes de soleil hors de prix.
« Dites-moi, Émile, vous avez déjà pensé à vendre cette vieille bicoque ? » demanda-t-il d’un ton faussement amical.
« Non, jamais. » Ma réponse fut brève, sans chaleur.
« C’est dommage. Vous savez, j’ai un projet d’agrandissement. J’aimerais installer un court de tennis et un petit pavillon pour les invités. Votre terrain serait parfait pour ça. Je pourrais être généreux, vous savez. Pensez-y, une belle somme, une retraite tranquille loin d’ici… »
Je l’ai regardé droit dans les yeux, mon tuyau d’arrosage toujours à la main. Le silence fut ma seule réponse. Il a continué, imperturbable.
« Enfin, si vous préférez continuer à vivre dans… ça, » dit-il en balayant ma façade d’un regard dédaigneux, « c’est votre choix. Mais faites vite. Les offres généreuses ne durent pas éternellement. »
Il est reparti, satisfait, comme s’il venait de conclure une affaire. Les semaines ont passé et ses remarques sont devenues plus fréquentes, plus cruelles. Il plaisantait sur mon « loyer » imaginaire, insinuant que je n’avais même pas les moyens d’entretenir mon jardin. Au café, il racontait à qui voulait l’entendre que le « vieux Duret » survivait probablement grâce à une maigre retraite ou à des aides de l’État.
Certains riaient, d’autres détournaient le regard, gênés. Dans un petit village, les mots voyagent vite et ils blessent, même lorsqu’on fait semblant qu’ils ne comptent pas. Mais il y a une chose que je ne supportais pas : le mépris des arrogants qui ne connaissent rien de votre histoire.
Un soir, alors que je sirotais un verre de cidre sur mon perron, Madeleine Rousseau, ma voisine et amie de longue date, est passée me voir, le visage contrarié.
« Émile, je l’ai encore entendu aujourd’hui, cet Arnaud. Il racontait au café que tu ne pouvais même pas payer ton électricité sans aide. Il a dit que ta toiture ressemblait à un patchwork de misère ! Tu ne devrais pas le laisser dire ça. »
« Laisse-le parler, Madeleine. Ceux qui ont besoin d’écraser les autres pour se sentir grands finissent toujours par tomber de leur piédestal. L’arrogance est un fruit qui pourrit vite. »
« Peut-être, mais il est allé trop loin. Il veut acheter ta maison, tu sais. Il en a parlé à la mairie, il se vante de connaître les bonnes personnes. »
Je n’ai rien dit. Je le savais déjà. Et ce qu’Arnaud ignorait, c’est que cette maison et ce terrain avaient une histoire bien plus ancienne et complexe qu’il ne pouvait l’imaginer.
Un matin de juin, alors que je revenais du boulanger, j’ai croisé Arnaud en train de parler à deux hommes en costume devant sa maison. Il riait fort, ses gestes amples trahissant son sentiment de supériorité. Quand il m’a vu, il a lancé, assez fort pour que tout le monde entende : « Ah, Émile ! Vous tombez bien ! Je disais justement à ces messieurs que vous serez bientôt mon voisin… plus exactement mon ancien voisin. »